Parcours Boréal.
9 Avril 2020
Il est 5 heures du matin. Il fait nuit. Il fait frais. Je mange des dattes séchées en éclairant mon sac Ziploc avec ma lampe frontale. Je ne vois pas bien dans mon sac à cause de la condensation de ma respiration. Mais je sais qu’il est plein de dattes, alors tout va pour le mieux dans le meilleur des mondes. Je suis nerveux, peut-être plus excité que nerveux, je ne sais trop. J’ai l’impression que je m’apprête à faire un premier saut en parachute. Ce genre de moment ou ton esprit sait que tu es en route pour faire un truc complètement irrationnel. Mais que tu es là quand même, tu es présent. Dans mon cas, pas de parachute, mais une course de sentier de 50 kilomètres et 1500 mètres de dénivelé positif, celle de « La Chute du Diable », mon premier Ultra.
(Post précédent - https://www.ghostrunnerblog.com/post/devenir-ultra )
Jusqu’à ce jour, je n’avais jamais dépassé les 900-1000 mètres de dénivelé et les 20-25 kilomètres en compétition. Je m’apprête donc à faire un truc de toute évidence complètement débile. Ma tête le sait, mon corps le sait. Mais quelque chose d’autre me laisse penser que c’est peut-être possible à réaliser.
Les autres coureurs arrivent tour à tour. Tous plus colorés les uns que les autres, même dans la noirceur de la nuit. Le coureur de trail se soucie assez peu du résultat final de l’assemblage des différentes pièces d’équipements. Le seul et véritable enjeu ici, est d’être habillé pour courir, pour courir sans avoir trop froid, sans avoir trop chaud, pour courir longtemps et confortablement, comme si le mot confort pouvait convenir à une course d’ultra.
Je dois ici noter une citation d’Ultratrail que j’adore profondément, qui dit que : « Si jamais tu te sens bien à un certain moment durant ta course… T’inquiète, cela devrait passer très bientôt! ».
Notre groupe de coureurs multicolores attend les navettes, debout dans la fraicheur du matin. De beaux autobus jaunes et noirs d’écoliers. Qui ont pour mission de nous transporter, d’ici, qui est le point d’arrivée, au point de départ qui se situe 50 kilomètres plus loin dans notre grande forêt boréale et sauvage. Déjà le concept théorique pourrait en faire sourciller plus d’un. Te faire téléporter à 50 kilomètres d’un point A, au point B et revenir au point A simplement à l’aide de tes jambes, à la course, le plus rapidement possible, sans aide, uniquement par tes propres moyens, avec un peu d’eau dans le dos, quelques trucs à grignoter et quelques stations-ravitos sur le parcours pour faire le plein. C’est vraiment débile non? Mais bon, j’imagine que j’ai vu un truc extraordinaire là-dedans, puisque j’ai pris la peine de m’inscrire, de payer, de me préparer, de m’entrainer tous les jours, de me déplacer et d’être là debout, à 5 heures a.m dans la fraicheur d’un matin Québécois. Alors que tout le monde est encore bien blotti sous leur couette dans la chaleur de leur demeure.
Les navettes arrivent. On nous fait monter à bord un peu comme du bétail. Mais bon y a-t-il vraiment une autre façon d’y monter? Je me trouve une place libre, presque qu’au fond. C’est extrêmement bruyant, c’est étouffant et c’est surtout rempli d’êtres humains. Beaucoup trop d’humain dans le même espace restreint pour un coureur des bois. Tout le monde parle fort, tout le monde semble surexcité. J’ai l’impression d’être dans un autobus scolaire avec une foule d’enfants, tous atteint du trouble déficitaire d’attention et d’hyper-activité, mais tous possédant un permis de conduire en règle et même le droit de vote. Je regarde par la fenêtre, je n’ai qu’une seule envie, celle de courir dans cette forêt. Pour ma part, je ne vois pas le geste de courir comme une activité sociale, mais profondément solitaire. Je ne me suis pas inscrit à cette course pour me faire des amis, ou pour me trouver des chums de conversation. Je cours dans la forêt justement parce qu’il n’y a que les écureuils, les marmottes, les rivières, l’air frais et un nombre minimal d’être humain. Évidemment, tout le monde exprime très fort son CV de course, leurs temps, leurs classements, leurs excitations… Mais personne ne te demande si cela t’intéresse le moins du monde… Et bien si jamais quelqu’un se pose la question… Cela ne m’importe peu de savoir que Robert en est à sa troisième expérience sur ce même 50 kilomètres et qu’il a dû abandonner à trois reprises. Cela me laisse assez indifférent de savoir que le deuxième voisin de devant possède les mêmes chaussures que Kilian Jornet lors de son dernier Sierre-Zinal ou il a pulvérisé tous les records. Je joue les autistes et j’essaie de penser à ma course. Beaucoup trop d’être humain décidemment dans ce bus. Ça sent déjà la sueur, la journée commence à peine. La route est terriblement accidentée. Certain commence même à avoir mal au coeur. Moi je ne veux qu’une seule chose, courir, libérez-moi de cet enfer roulant. Le purgatoire dure peut-être 1h30… Je ne sais plus.
Le bus s’arrête enfin, on nous laisse descendre. Sur un départ d’Ultra, on passe assez souvent par dessus le coté protocolaire des choses. De façon générale, mais surtout pour ce qui est des lignes de départs. « Tout le monde est là? », évidemment tout le monde présent répond « Oui », les absents peuvent difficilement répondre « Non ». Le directeur de course alors entre deux phrases avec un collègue nous lance un, « Bon ben GO! ». C’était ça le départ de mon premier 50 kilomètres. C’était comme ça que j’allais m’élancer dans ma première course de guerrier, de survivant, de super-héros. J’imaginais quelque chose de plus sexy, de plus hollywoodien. Mais au final c’est vraiment ça la simplicité du monde de trail, pas de « chichi » juste l’essentiel et courir.
J’avais prévu partir conservateur évidemment, en découverte d’une nouvelle distance. Prendre le temps de trouver mon « Pace », ne pas suivre la tête de course. Prendre le temps de sentir les choses, d’écouter mon corps, d’écouter ma respiration. Ce que j’ai fait religieusement... Pour les trois premiers kilomètres…! Ensuite le relief était plutôt descendant à partir de cette section. Un beau faux plat descendant. Ceux qu’on aime d’amour. Ceux qui nous donne l’impression de voler, d’être un phoenix planant au travers les vallons d’un monde perdu . Ceux-là même qui nous laisse présager du meilleur. J’ai dévalé le parcours comme ça, comme un prédateur en chasse de sang frais jusqu’au 16ième kilomètres. En faisant des temps qui ressemblaient à des temps de course sur route. Comme une furie en d’autres mots. Je devenais ce fameux titan, je le sentais. Comme dans les films, ceux ou le méchant savoure le sérum vert fluorescent qui monte en lui, dans ses veines gonflées et lui donne toute la puissance pour conquérir le monde. Et comme la vie n’est pas un film et que dans la vie tout n’est que balancier, équilibre, égalité. C'est exactement à partir de ce moment là que j’ai eu l’impression de grimper le Kilimanjaro et ce jusqu’au 30ième kilomètres. Je commençais sérieusement à souffrir. Je m’éloignais de plus en plus de mon scénario de film hollywoodien. J’ai alors croisé une station-ravito, ou l’ambulancier me regardait avancer vers lui d’un air suspicieux et me demanda, « Ça va? Tu te sens bien? ». Je lui ai répondu comme un gars chaud sortant d’une taverne pourrie, qui pense que s’il se concentre très fort, personne ne va remarquer qu’il a définitivement beaucoup trop bu. À cette seconde, tu sais pertinemment que ton corps n’exprime pas du tout ce que ta bouche essaie de mettre en place comme plan de diversion infaillible. Je prends alors conscience que je suis beaucoup plus mal en point que je ne voulais le croire, ou que ma tête me le laissait croire. J’ai eu toutes les misères du monde à sortir mes gourdes flexibles de mon sac pour faire le plein de liquide. L’ambulancier m’a aidé à faire des provisions en continuant à me poser des questions. Il enquêtait, pour mon bien. Mais comme je me suis toujours bien débrouillé en soirées bien arrosées. J’ai dû dégriser dans la minute, simplement par la force de l’esprit, j’imagine. Ou comme un boxer sonné à qui on passe le camphre sous le nez et qui d’un coup se souvient sur quel continent il est. Pas question qu’un Paramédic m’arrête ici parce que j’ai l’air un peu confus. Avec beaucoup d’effort, j’ai répondu à toutes les questions à peu près correctement, je crois. Bref, il m’a laissé repartir, moins titubant qu’à mon arrivée. C’est alors que je commence à comprendre que devenir un super-héros ne sera pas aussi glorieux qu’espéré. Le faux plat descendant de la première section m’avait définitivement fait très mal avant la remontée du Kilimanjaro.
Les vingt kilomètres suivants pourraient être qualifiés d’oeuvre picturale abstraite. Dépourvu de sens, pas spécialement esthétique et avec assez peu d’intérêt général, sinon d’être dans la même palette de couleur que la causeuse du salon. Ils ont, encore à ce jour, été les pires kilomètres de toute ma vie. C’est encore une zone grise pour moi que je n’arrive pas trop à m’expliquer. J’ai clairement dû parcourir ces vingt kilomètres dans une dimension parallèle inconnue. Je ne suis même pas certain que c’était moi sur ce parcours ni dans mes chaussures. C’était comme si je regardais quelqu’un d’autre courir et souffrir. Je me suis même dit à un moment que c’était très con de mourir seul en forêt comme ça, entre deux épinettes maigrichons et une souche de merisier pourrie rongée par les termites. Quand à l’autre bout du monde ma femme et mes filles m’attendaient à la ligne d’arrivée. Et c’est alors que je les ai imaginées, je les ai vues. Attendant leur père et son amoureux. C’est définitivement cette vision qui m’a fait mettre un pied devant l’autre pour toute la suite du trajet. Pas question de décevoir mes enfants, pas question de flancher, pas question de ne pas devenir un Ultratrailer aujourd’hui. C’était aujourd’hui que cela devait se produire, alors c’est aujourd’hui que cela se produira. J’avais déjà vécu l’abandon de mon marathon quelques mois plus tôt à cause d’une blessure. Pas question d’en rester là, pas question de repartir avec un échec. L’idée est simple, continuer d’avancer, toujours, comme tu vis ta vie. Avancer peu importe ce que cela demande. Peu importe les sacrifices. Même s’il faut puiser dans des ressources qui n’existent pas. J’y arriverai à crédit s’il le faut. On remboursera tout ça plus tard, en même temps que les dernières vacances en famille, j’imagine…
J’aimerais beaucoup pouvoir détailler cette fin de course. Mais comment expliquer un coma. Quels mots peuvent d’écrire l’absence de présence. J’entends jusqu’ici quelques amis poètes me dire qu’ils peuvent écrire des ouvrages entiers avec les mots « Absence de Présence ». Je ne suis ici qu’un humble coureur assez peu friand d’art abstrait. Je revois certaines images, certains paysages, mais rien d’autre. J’ai découvert ce jour là que mon corps pouvait m’abandonner, mais mon esprit, ma volonté, ma hargne, ma rage, pouvaient me transporter loin, très loin. C’est difficile à exprimer en mot concret, puisque c’est complétement irrationnel. Mais dans ces moments, ton cerveau devient ton pire ennemi. C’est ta raison. Et on utilise le mot raison pour construire le mot raisonnable. Et ce que tu es en train de faire à ce moment-là, est tout sauf raisonnable. C’est lui, le cerveau, le responsable des abandons. C’est ta tête et ta raison qui sont là pour te protéger, mais qui également t’empêchent de dépasser tout ça, d’aller au-delà de tes connaissances. Mon cerveau avait été déconnecté depuis un bon moment déjà. Il ne gérait plus rien, il avait été relevé de ses fonctions. J’ai poursuivi ce projet avec autre chose que ma tête. Ici, je parle d’un truc nommé « LA » force. Je l’imagine toujours comme une portion invisible de mon cerveau, suspendu à l’arrière de ma tête. C’est un peu comme les services secrets de ton esprit. Ton propre agent infiltré. Personne ne le voit, personne ne le connait, personne ne connait son identité, ni son visage. Mais il agit quand c’est nécessaire. Vif et précis. Il fait son boulot, puis il disparait aussi vite. Quand tu te retournes pour le remercier. Il s’est toujours évaporé, comme Zoro dans « La Marque de Zoro ».
J’ai continué d’avancer un pied devant l’autre encore et toujours et quand j’ai croisé cette fameuse affiche qui annonçait « Arrivée : 3km ». J’ai cru que j’allais pleurer comme un enfant. Les yeux plein d’eau, j’ai continué à avancer. Je savais que j’avais réussi. Dans quelques minutes j’allais être un coureur d’Ultra. Enfin, malgré tout. Ces trois derniers kilomètres m’ont paru durer des jours entiers. Mais j’ai commencé à entendre la musique et la foule au loin, la voix du directeur de course qui annonçait les arrivées. Puis, il commençait à y avoir du monde sur les bords du parcours. Des inconnus qui te félicitent et te confirment que tu y es presque, que tu as presque réussi. Ils sont la preuve vivante que tu viens de parcourir 50 kilomètres dans la forêt boréale, en montagne, par tes propres moyens. Comme tes ancêtres coureurs des bois. Le projet n’a pas été simple ni facile, mais tu y es arrivé. Je passe un dernier virage et j’aperçois mes filles et ma femme de l’autre côté du ruban. Mes filles ont alors sauté sur le parcours pour terminer les cent derniers mètres avec moi, à mes côtés. Je venais de le faire grâce à elles. Sans le savoir ce sont elles qui m’ont fait avancer jusqu’au bout. Je voulais qu’elles apprennent jeune ce que voulais dire, « Ne jamais abandonner! » et à quoi pouvait bien servir d’avoir une sacrée tête de cochon. Une fois la ligne passée, je me suis appuyé sur une table. J’ai fait signe à ma femme de me laisser deux minutes. L’ambulancière s’est tout de suite renseigné sur mon état. J’ai dû la rassurer et lui faire comprendre qu’ici, maintenant, ce n’était pas mon corps le problème. Mais ma tête qui avait besoin de s’appuyer sur la table et peut-être s’asseoir sur une chaise. Pour prendre le temps d’avaler ce que je venais de vivre, ce que je venais de réaliser, ce que je venais de concrétiser. Mon cerveau venait de refaire la connexion avec la réalité. Et maintenant, il contemplait ce que j’avais réussi à accomplir pendant son absence, sans lui, pendant sa longue mise hors-service. Il n’a pu faire autrement que me donner une tape dans le dos et me dire : « Good job! ».
Mais contrairement, à ce que je pensais, ce n’est pas ce jour-là ou je suis devenu un coureur d’Ultratrail. Oui, j’avais techniquement couru plus de 50 kilomètres. Donc par définition une course de plus de 42 kilomètres, on la nomme Ultra. Mais je pense que la chose s’est produite en moi entre cette course et aujourd’hui. À un certain moment, je ne sais ou, je ne sais quand. Mais je crois que tu deviens fondamentalement un coureur d’Ultra-trail le jour ou tu arrêtes de courir des « Courses » et que tu commences à courir tout simplement des « Aventures ».
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