Pastel et Brume.
20 Décembre 2020
Dans la vie en général, il est important d’attendre le bon moment, le moment opportun pour chaque chose, pour chaque grande décision. La course à pied ne déroge pas de cette règle. La patience et la rigueur, la rigueur et la discipline. L’aptitude à choisir le moment judicieux pour se lancer dans une nouvelle aventure, fait partie des armes qu’un coureur de long court doit se munir au fil des années de sa construction et de sa progression. Mais en contrepartie, il faut aussi à l’occasion savoir se laisser attirer vers le gouffre, vers les limites du pont, jusqu’au bout de la corniche et puis plonger dans ce vide. Arrêter de réfléchir puis se laisser happer par le vide et son pouvoir tourbillonnant de lucidité. Même si ce moment précis de votre vie, n’était pas nécessairement le moment le plus opportun pour ce grand saut de l’ange.
Depuis un bon moment, j’avais envie de courir un 24 heures. En fait depuis ma première course de sentier il y a quelques années à peine, cette idée fait du chemin dans ma boite crânienne. Puis plus récemment une très vive envie de réaliser ce 24 heures semblait s’installer en moi définitivement. Une journée entière et sa nuit entière au pas de course dans la nature, dans la montagne, dans la forêt boréale. Mais comme pour Karaté Kid, mon Monsieur Miyagi intérieur me disait « D’abord toi apprendre à te tenir debout, ensuite toi apprendre à voler, loi de la nature Daniel San », « D’abord toi laver toutes les voitures, ensuite seulement toi apprendre à lustrer ». Je savais donc que je n’étais pas encore tout à fait prêt pour cette expédition au centre de mon corps et de ma volonté. Je devais aussi impérativement m’extirper du cycle infernal des blessures des deux dernières années, pour pouvoir enfin m’entrainer comme il se devait pour ce genre d’épopée. Et puis un peu par hasard je suis tombé sur une publication récente qui parlait du « 24/Tremblant » à distance cette année (Covid19 oblige). Je me suis tout de suite senti interpellé. Quelque chose s’est produit en moi, un déclic. Ou c’était peut-être simplement deux fils électriques qui se sont touchés. Qui sait? J’ai senti que c’était un de ces moments charnière qui te pousse dans ce gouffre, à sauter au centre de l’abysse à la recherche d’Atlantide sans préavis un soir de semaine gris et froid. Je me suis inscrit en quelques minutes, sans trop réfléchir, c’est aussi quelquefois une solution au grand questionnement, ne pas trop réfléchir. Puis la cause des enfants malades, des cancer pédiatriques et le défi lui-même me semblaient parfaits, du sur mesure. Il me fallait une équipe. J’ai tout de suite écrit à mon ami Martin, en lui demandant s’il avait envie de se lancer dans une aventure plutôt douteuse, avec moi… Je crois, j’ai vaguement utilisé les mots, 24 heures, courir, sentiers, neige, froid, souffrir, rires, kilomètres, nuit blanche, feu de camp, lampes frontales et peut-être également dénivelé positif… Il a dit oui instantanément.
En prenant une bière au feu de camp avec lui le weekend suivant, je lui ai demandé ce qu’il avait envie de faire pour cet événement. Notre inscription avait été si rapide, que nous n’avions même pas eu le temps d’élaborer notre plan. Alors il me dit que pour lui courir 12 heures consécutives en sentier l’hiver, lui paraissait être une bonne sortie de sa « Zone de confort ». Parfait alors! Nous avons donc déterminé que nous allions cumuler 36 heures de course en sentier à deux, en 24 heures. Ce n’était pas un de ces plans précis au quart de tour à la « Ocean Eleven », mais c’était notre plan à nous. Il nous restait à mettre en marche la collecte de fonds, puisque la cause des cancers infantiles devenaient pour nous un très grand moteur de motivation à réaliser ce nouveau défi. Les choses se sont mises en branle d’elle-même et les gens tellement généreux de nos listes de contacts respectives nous ont rendu la tâche facile. En un clin d’œil nous avons amassé beaucoup plus de sous que nous avions même espéré.
Nos chalets sont quasiment voisins. Le chalet de Martin est juste à côté de l’entrée du sentier qui nous servira à commencer chaque boucle. Nous avons statué sur un parcours de 5 kilomètres et de 230 mètres de dénivelé positif à faire en boucle pendant 24 heures pour moi et 12 heures pour lui. Donc à chaque tour nous serons de retour sur son terrain, pour se nourrir, s’hydrater, se réchauffer et se reposer, du moins essayer de se reposer, avant de repartir pour le prochain tour de 5 kilomètres. Son foyer extérieur et sa cour deviendront donc notre « Quartier Général ». Notre QG tout au long de cette grande et longue épopée qui nous attends. Je suis sur place le premier, puisque je suis le premier à partir pour le 24 heures, prévu de 15h00 aujourd’hui à 15h00 le lendemain. Quelques derniers préparatifs, installation d’éclairages supplémentaires, transformation de ma voiture en vestiaire/garde-manger. Et puis l’air de rien, l’heure approche à grand pas. Ma conjointe, toujours complice de mes beaux plans douteux est là, avec moi. Elle s’affaire à allumer le foyer extérieur, qui sera lui alimenté toutes les heures pour les 24 heures durant. Martin arrivera à son chalet plus tard en soirée, il ira dormir un peu, puis me rejoindra à 3h00 du matin pour commencer son défi de 12 heures.
Voilà, c’est déjà l’heure. Comme c’est toujours un peu le cas course de sentier, un départ sans cérémonie, sans tambour, ni trompette, pas de feux d’artifices. Juste un gars avec la neige, le froid et une idée fixe. Ma douce me donne un bec, une tape sur une fesse et un « Tu es courageux! » comme toujours et me voila enchainant les premières foulées d’une longue, très longue journée.
24h Chrono - Feuilleton relatant les aventures de Jack Bauer, agent de la Cellule Anti-Terroriste de Los Angeles, est connu notamment pour son principe d’unité de temps : chaque saison se compose de vingt-quatre épisodes censés correspondre à vingt-quatre heures. Les faits se déroulent donc en temps réels ou presque. Les multiples rebondissements et le suspense font également parties des caractéristiques principales de la télé-série 24h.
Épisode 1 et 2 (0 :00-2 :00)
C’est véritablement un départ heureux. Le temps est magistral, la forêt est sublime et je me sens totalement dans mon élément. C’est comme si on venait de transporter un grand événement de trail, dans ma cour, dans mes sentiers, littéralement dans mon lieu d’entrainement. Je vais faire tout ça, chez moi. C’est un peu comme si Woodstock avait eu lieu dans mon jardin... Avec un demi-million de spectateurs en moins. Évidemment les premiers kilomètres se font dans l’aisance la plus totale, dans le bonheur et l’allégresse. Il commence à neiger, ce qui ajoute une touche poétique au paysage déjà magnifique. Tout redevient d’un blanc diaphane et propre, la forêt retrouve ses étincelles et sa brillance. De beaux flocons, qui tombent au ralenti, ceux qu’on aime d’amour, ceux de notre enfance naïve et innocente, ceux qui tombaient du ciel si parfaitement juste avant « La Ballade des Dalton » à Ciné-Cadeau et le chocolat chaud aux guimauves. Rapidement le jour me quitte et laisse place au crépuscule.
Épisode 3 (2 :00-3 :00)
La nuit est déjà là. Je me dis que tout ceci est somptueux, les lumières accrochées aux arbres, le feu qui crépite dans l’air de décembre et les flocons qui se déposent sur le sol dans un silence absolu dans chacun des pas de mes passages précédents dans la forêt sombre et mystérieuse. Je me rappelle la chance que j’ai de pouvoir courir ainsi, je repense aux enfants à l’hôpital et au fait que c’est pour eux que je cours aujourd’hui. Ça roule bien, pas comme je le souhaiterais. Ce n’est pas rapide comme parcours, mais compte tenu du fait que cela demeure de la course hivernale en forêt, en chaussure dans la neige, sur des sentiers de type « Single Track » pour la plupart. Sur lesquelles d’un tour à l’autre mes empruntes commencent à disparaitre sous la nouvelle couche de neige, sans raquette parce que le type de neige ne s’y prête pas. Le compteur de dénivelé positif qui monte rapidement. Le tout, pour les 24 prochaines heures… Le rythme est finalement très convenable jusqu’ici.
Épisode 4-5 (3 :00-5 :00)
Je suis de retour encore une fois au QG vers 19h00, pour me rendre compte que la voiture de Tintin est là. Je me dis qu’il doit être un peu nerveux quand même et que je ne voudrais pas être à sa place. Arrivé chez moi et voir le lieu investi par tes amis, changement d’ambiance, changement d’atmosphère, ton foyer allumé par quelqu’un d’autre, une voiture inconnue dans ton entrée. On échange quelques mots à chaque passage. Puis il disparait à l’intérieur, pour se coucher, pour dormir un peu avant d’entamer son grand projet. Je souhaite de tout cœur qu’il arrive à dormir. Un peu plus tôt aujourd’hui j’ai essayé également de récupérer quelques heures de sommeil, juste avant mon départ à moi, mais en vain. Je suis donc debout depuis cinq heures ce matin. Mais cela ne mène nulle part de penser à ce genre de détail, surtout pas dans un projet comme celui-ci. C’est exactement comme le décalage horaire, plus tu te dis que tu te sens décalé et plus tu l’es. Alors il vaut mieux penser à autre chose, des choses simples et utiles, comme de mettre un pied devant l’autre par exemple.
Épisode 6 (5 :00-6 :00)
J’en suis à 30-35 kilomètres complétés, quand je commence à sentir une sensation que je connais trop bien et qui est de très mauvais augures. Je sens mes tendons d’Achilles commencer à brûler et à pincer, en montée. Je suis aux prises avec des problèmes de tendinites depuis cet été. Je négocie comme je peux avec depuis. Cet automne j’ai vécu une aventure ou ces mêmes tendons d’Achilles sont devenus malgré moi le personnage principal d’une autre épopée Le Plan "B" d'Achille...! (ghostrunnerblog.com) . Je sais pertinemment que les choses ne vont pas aller en s’améliorant. Le pire est à venir assurément. Je suis surtout inquiet à ce moment, plutôt qu’en souffrance. Je savais que j’aurais à négocier avec cette blessure plus ou moins guérie, disons une blessure contrôlée, pour bien nommer les choses. Mais je ne croyais pas que ce serait aussi tôt dans la nuit. Je suis de retour au QG. Mon amoureuse est là et comme à chaque passage elle me demande comment je vais? Comment je me sens? Je crois qu’elle arrive à lire l’inquiétude sur mon visage. Je m’assois un peu pour boire et manger. Je lui exprime mon appréhension, appréhension pour laquelle elle ne peut rien faire. La douleur est la et les expériences précédentes sont là pour me dire qu’elle est là pour rester. J’ai beau me répéter l’échange mythique entre Rocky et son entraineur « T’as pas mal! J’ai pas mal! T’as pas mal! J’ai pas mal! », rien à faire j’ai mal tout de même.
Épisode 7 (6 :00-7 :00)
Je repars malgré tout, puisqu’il le faut bien. J’avance tant bien que mal. Les ascensions sont terribles encore une fois, exactement comme en Octobre. Cela devient de plus en plus difficile d’avancer convenablement, mais j’avance tout de même. Puis ma lampe frontale s’éteint, elle me lâche dans la nuit d’encre. Il ne me reste que ma lampe de poitrine pour m’éclairer. Cette dernière s’avère totalement inefficace en descente puisqu’elle éclaire au-dessus de la pente, donc dans le vide devant moi, dans les profondeurs de la forêt. Je descends donc à l’aveugle. En résumé je n’arrive plus à courir en montée, et je suis aveugle en descente. Décidemment les choses se compliquent. C’est difficile sur le moral évidemment. Je n’arrive pas trop à imaginer à quoi va ressembler la douleur pour les 18 heures restantes. J’en suis à la dernière montée le long du ruisseau et de la chute, quand je suis pris par surprise par des cris dans le noir d’ébène. Quelqu’un me hurle dessus, je n’y comprends rien. Je suis presque sans lumière. En m’approchant je reconnais la voix de mon ami Guillaume et je reconnais également son style vestimentaire déjà légendaire. Il m’annonce qu’il vient m’accompagner pour quelques kilomètres… Je prends quelques secondes pour le regarder, il est en collant, des bermudas imprimés de melons d’eau par-dessus, en chaussures d’été et sans lampes frontales ni éclairage d’aucune sortes. Il termine cette boucle avec moi jusqu’au QG. Je lui explique mes douleurs achiléennes et mon inquiétude grandissante pour la suite du projet. Mais comme il est la pour m’accompagner un petit moment, alors on reprend rapidement le chemin du sentier en disant aurevoir à mon amoureuse qui elle prend lentement la direction du lit, pour pouvoir revenir tôt demain matin.
Épisode 8 (7 :00-8 :00)
J’ai changé de lampe frontale, c’est quand même bien de voir ou l’on met les pieds. J’annonce à Guillaume que je ne cours plus les montées, mais que je cours les descentes et les plats. On discute. On discute du parcours, du projet, de cette superbe nuit. Il neige encore. Guillaume est un habitué des Ultras, mais à vélo. Il essaie du mieux qu’il peut de me remonter le moral. Il essaie de trouver des solutions. On rigole tout de même. Et mine de rien on avance toujours. J’ai très mal, même en marchant les montées, la douleur me laisse croire que la suite va devenir mission impossible. Je n’arrive pas à m’y résoudre évidemment. Nous approchons du QG quand je réalise que je viens de compléter mon 42ième kilomètre, un marathon. Finalement de retour au quartier général, Andy est en train de réanimer le feu. Andy est un gars que j’ai connu lors d’une course amicale que j’ai organisé un peu plus tôt cet automne. Quand il a eu vent de notre projet de 24heures, il s’est tout de suite proposé pour nous accompagner sur une portion de parcours. Je m’étais dit alors que de minuit à 3h00 du matin, pourrait bien être une période un peu plus délicate et difficile tout seul. J’ai eu le nez fin je crois. Il est donc presque minuit et Andy est là comme un seul homme en train de s’affairer à chauffer le grand dehors dans cette superbe nuit d’hiver. C’est à ce moment que Guillaume nous quitte me laissant avec Andy.
Épisode 9 (8 :00-9 :00)
C’est donc assis au bord du foyer, que j’essaie de dire à Andy, qu’il est peut-être venu pour rien, puisque je ne sais pas comment je pourrais continuer ainsi. Il me répète sans cesse, ne presse pas les choses pour moi, s’il faut arrêter, alors il faut arrêter. Martin doit nous rejoindre dans trois heures. Cela me parait aussi long qu’une vie entière de moine tibétain. Je prends le temps de me chauffer, de me masser les mollets, les tendons, de manger, de boire. Le temps me semble s’être arrêté malgré tout. Tout me parait durer une éternité. C’est donc assis sur une chaise de camping en toile et Andy assis sur une buche, dans la condensation de nos respirations que nous discutons un peu de tout et de rien. En fait on ne se connait pas du tout. Nous nous sommes croisés une seule fois, le temps d’échanger quelques mots et une bière. Et puis comme un animal qui ne veut pas mourir, de nulle part je lui demande s’il a envie d’aller marcher sur le parcours. Il me regarde l’air un peu étonné, puisqu’il y a quelques minutes à peine tout s’effondrait, et maintenant je lui propose d’aller marcher. En fait je ne peux pas rester là sans rien faire, ou aller me coucher en laissant tout comme ceci derrière moi. Il me dit qu’il veut bien, il me propose de marcher deux cents mètres, puis on verra comment mes tendons d’Achilles réagissent.
Épisode 10 (9 :00-10 :00)
On se lance donc dans la nuit funèbre. On discute de son Australie natale, de nos métiers, de sa maison dans les Cévennes, de mon Abitibi, de nos cheminements de coureurs de sentiers, du parcours, du chalet. Et puis il se retourne et me dit de son magnifique accent hirsute: « Tu sais que cela fait beaucoup plus que deux cents mètres? ». « Oui je sais! ». On commence alors à trottiner, à trotter, puis à courir. Par prudence je ne cours pas trop les montées évidemment. Finalement Andy se transforme en « Pacer » de course. Je poursuis sa lampe frontale un peu mécaniquement, mais je le suis quand même. Nous finissons par ressortir de la forêt, pour se rendre compte que la lune est finalement au rendez-vous. Elle m’apparait tellement noble et solennelle. Tous les deux sans échanger un seul mot, nous éteignons notre éclairage pour profiter des rayons opalescents de la lune sur le lac gelé. Les ombres portées des arbres sont gigantesques, on dirait une colonie de géants faisant la sieste sur la glace. La lune nous révèle un somptueux brouillard entre glace et ciel. La scène est tout simplement divine. Nous sommes de retour au QG pour ma séance de massage, quand nous voyons apparaitre la silhouette de Martin dans l’antre de sa porte de chalet. Il n’est pas 2h00 du matin, une heure en avance sur l’horaire. Il n’arrive pas à dormir, ce que je comprends tellement. Il nous annonce qu’il embarque dans le convoi pour la prochaine boucle. C’est un nouveau boost pour moi malgré la fatigue qui se fait sentir plus présente, je me sens fatigué, très fatigué. J’ai bientôt onze heures de course dans le corps. Les derniers kilomètres avec Andy m’ont permis de reprendre un peu le dessus sur mon moral en total déclin, à la dérive. Les tendons semblent supporter encore la charge de travail, en échange d’un petit massage et d’une petite pause tous les cinq kilomètres. Le « Deal » me convient, compte tenu qu’il y a deux heures de cela, je ne voyais que l’abandon comme exutoire. Je reste très concentré sur ma progression, mes seuls moments de relâches mentales et physiques apparaissent dans le dernier tiers de la boucle, qui est plus descendant que montant et qui me laisse percevoir une brèche, une lueur, un indice, qui semble esquisser une possible réussite… Malgré tout!
Épisode 11 (10 :00-11 :00)
Les choses semblent aller un peu mieux, mais tout cela ne tient qu’à un fil. Je suis ancré profondément dans mon esprit et ma volonté. C’est de nouveau un départ. À trois cette fois. Je suis tellement en mode survie que j’en oublie le grand départ de Tintin. Je le regarde se préparer, prendre un selfie pour les réseaux sociaux et nos donateurs. Je le regarde démarrer sa nouvelle montre fraichement sortie de la boite. Tout ceci d’un air détaché. Et pourtant, pas à un seul instant je réalise qu’il se lance dans l’inconnu, dans les profondeurs de la nuit abyssale. C’est comme quand tu pratiques un sport d’équipe, et qu’un remplaçant monte sur le terrain aux deux tiers de la partie. Il doit sauter dans un train en marche, pas de cérémonie, pas de fête, pas de festin, il doit monter rapidement dans un wagon au risque de rester seul en gare. Sauf que, dans le cas présent, je sais qu’il monte dans un train qu’il lui est inconnu, dans une gare inconnue, pour se rendre à une destination inconnue. Et que moi je suis au centre de mon voyage et que je combats déjà depuis un bon moment pour me rendre à destination.
C’est beau de voir les faisceaux de nos lampes voyager dans la neige. Comme une petite procession de coureurs nocturnes hivernale. Les montées demeurent une épreuve, j’ai froid, je sais que mon corps est dans une très grande fatigue générale. Mais le moral lui, semble vouloir s’accrocher. Le fait d’être plusieurs est certainement un point réconfortant. Et le fait de réussir à avancer encore une fois, recharge ma volonté à poursuivre. J’ai quand même réussi à leur faire avaler un autre vingt kilomètres aux frères Achilles depuis qu’ils ont commencés à m’embêter. Le parcours déboule, nous voilà de retour au QG. J’annonce à mes deux acolytes, que comme mon corps semble décidé à me laisser poursuivre à certaines conditions et que mon esprit reprend du poil de la bête, pour ma douzième heure de course je m’octroie une pause. Ils vont faire la prochaine boucle à deux, sans moi. Je dois refaire le plein de tout, me changer entièrement, me chauffer, manger, boire, travailler la circulation sanguine de mes mollets, bref j’ai besoin d’une pause. Mais je sais que tout ceci est positif, j’ai la conviction que les choses prennent un genre de forme pour la suite. Je demeure concentré sur le présent, un kilomètre à la fois, un tour à la fois, une heure à la fois. Je m’installe dans ma voiture en regardant les lampes de mes deux collègues quitter la scène pour disparaitre dans les coulisses, dans la forêt.
Épisode 12 (11 :00-12 :00)
Sentir l’intérieur de la voiture chauffer au maximum est un bonheur immense. Je me change de la tête aux pieds, des chaussettes à la tuque. J’ai besoin d’un nouveau départ pour ces douze nouvelles heures qui se présentes à moi. Le froid et la sueur sont imprégnée jusque dans la moelle de mes os. La voiture surchauffe, c’est bon. Je m’allonge, les pieds sur le dossier du siège du conducteur. Je sens presque mon sang descendre le long de mes artères comme on sent un breuvage chaud longer les parois de notre oesophage. J’engouffre des pommes de terre, des oranges, une banane et du chocolat. Je dois absolument recharger mes batteries au maximum. Je fais des calculs, je sais que quand les gars seront de retour il nous restera environ deux heures avant d’avoir droit aux premières lueurs du jour. C’est une pensée extrêmement réconfortante. Je suis heureux. Je me sens aussi confortable que quand j’étais enfant et que je m’endormais dans le vieux Chevy Malibu Bronze 1968 de mes parents, en rentrant d’une soirée. Et que mon père m’enroulait dans un manteau, pour me transporter dans le froid abitibien jusqu’à mon lit à la douillette de « Sesame Street ». Puis, j’entends des voix, elles m’extirpent de mes pensées, ce sont mes collègues qui sont déjà de retour. Ils ont l’air heureux. Ils rigolent et parlent fort. Je les rejoins au feu. Mon corps me remercie pour les vêtements secs et la pause chaleur. Andy nous annonce que c’est ici qu’il nous quitte, en s’ouvrant une bière qu’il vient de sortir de la poche de son manteau, comme par magie… Ah! Ces Australiens toujours à distance de bras d’une bière, je les adore! J’ai alors une pensée pour ma bière que je vais moi-même ouvrir dans quelques heures, quand tout ceci sera terminé et derrière moi. Je laisse Tintin manger et boire puis se réchauffer. Nous nous apprêtons à faire notre première boucle ensemble, entre coéquipiers, douze heures après mon départ.
Épisode 13-14-15 (13 :00-15-00)
Nous laissons Andy et son sublime accent, aller se coucher dans sa voiture. Reprendre quelques heures de sommeil avant de repartir vers la grande ville, vers Montréal. Les kilomètres continuent de s’ajouter au compteur, on avance toujours. Cela me permet de me rendre compte de l’état de fatigue de mon corps ou de mon esprit, je n’arrive plus à savoir lequel des deux me ralenti le plus. En montant la dernière montée vers le QG, une ombre apparait devant nous dans le noir. Une ombre debout immobile nous faisant face. C’est mon amoureuse, café à la main! Quel sens du timing! J’avais justement envie de voir son sourire. Ce sourire qui apaise toutes les souffrances. C’est bon signe qu’elle soit là, le matin doit être tout près. De retour au feu je sens une fatigue dévastatrice m’envahir. Je dépose ma tête entre mes mains. Je me sens quitter mon corps, je sens l’appelle de Morphée. Je me lève alors d’un bond, et je leur dis que je dois absolument bouger, je dois avancer sinon c’est la fin, assis dans cette chaise, dans le froid Lanaudois. Martin comprend le signal et se prépare aussitôt. Nous réalisons alors que ce sera au cours de cette boucle que nous allons pouvoir éteindre nos frontales pour de bon. C’est la boucle du levé du jour, celle du soleil levant.
Épisode 16 (15 :00-16 :00)
Je suis définitivement mieux en mouvement. Mais j’ai terriblement froid, je n’en glisse pas un mot, pour ne pas révéler mon état de fatigue avancée à mon partenaire. Mais quand mes mains se mettent à trembler en avançant dans la forêt, je ne peux retenir un « Tabar…….. Y fait frette!!!! », auquel Martin répond immédiatement « Mets-en!!! ». Heureux de savoir que je ne suis pas tout seul à me transformer en glaçon, nos éclats de rires nous redonnent un peu de vigueur et de chaleur. L’air hivernal juste avant le lever du jour à une tendance à devenir beaucoup plus tranchant et vicieux. Je me souviens de ces matins ou l’on sortait avant le crépuscule pour se rendre sur notre site de pêche sur glace, sur la rivière Harricana. C’était comme recevoir des coups de poignards dans tout le corps simplement en mettant un pied hors de la maison. Puis la balade de motoneige ensuite, avec tes mains qui ne veulent plus bouger, tes poignets qui ne veulent plus plier et tes doigts qui ne peuvent plus serrer quoi que ce soit. Bref il fait froid, alors on accélère le pas et on allonge la foulée. Le corps reprend rapidement sa température normale. Je commence à discerner une lueur dans le ciel. Quand le sentier me laisse entrevoir un bout de ciel ou d’horizon, je perçois un changement de teinte dans ce ciel noir ténébreux. Les nuits sont longues en hiver. Je réalise que je cours maintenant depuis presque 16 heures, et que j’ai couru dans le noir pendant plus de 14 heures. À chaque pas, la lumière change. C’est un nouveau monde. Un nouvel environnement. À chaque virage un nouveau tableau. Courir à la frontale c’est un peu comme être un cheval avec des oeillères. La vision périphérique n’existe pas. Et comme en sentier le plus clair de ton temps tu le passes à regarder ou mettre les pieds. C’est tout à coup plutôt magique de réaliser qu’il y a un monde entier qui existe autour de tes pas. Mon moral fait alors un bond monumental dans le positif. Je suis ébloui par ce paysage changeant. Voir toutes ces teintes de bleus différentes en si peu de temps, c’est tout simplement féérique. La forêt est sublime. Toutes les branches d’arbres sont recouvertes de ces gros flocons immaculés, tombés la veille. La lumière s’accroche à ces milliers de branches fourchues. J’éteins rapidement ma frontale pour profiter de ce spectacle. C’est comme si mon cerveau venait de redémarrer. Je n’arrête pas de parler, de commenter. C’est plus fort que moi. Moi qui ai l’habitude de courir dans cette même forêt, seul et en silence avec le seul bruit de mes pas comme compagnon. C’est tout simplement surréaliste d’être témoin de toutes ces images sublimes. Toute la gamme des bleus y passe. En sortant de la forêt et en longeant le lac gelé, le mélange des teintes pastels est tout simplement à couper le souffle. La brume habille les contours du lac, et en haut comme en bas tous les tons pastel se mélangent en dégradés parfaits. C’est si simple et si beau. C’est seulement de retour au QG que je réalise que je ne sens plus vraiment mes douleurs aux tendons d’Achille. Je ne m’explique pas vraiment ce changement d’état, mais je l’accepte volontiers.
Épisode 17 (16 :00-17 :00)
Nous reprenons la forêt d’assaut en compagnie de ma douce et tendre moitié cette fois. Elle nous accompagne pour quelques kilomètres. Ce qui fais bien mon bonheur. La bonne humeur est définitivement de retour dans notre petite équipe. Je sens que je tiens bien le projet, il est à portée de main. Je retrouve presque ma forme complète. Les compteurs annoncent quelque chose comme mon 65ième kilomètres. Il faut donc être prudent avec la mécanique. Les derniers kilomètres m’ont paru passer si rapidement, les plus spontanés depuis mon départ de la veille je crois.
Les gens du lac passent nous dire bonjour et bravo. Les gens klaxonnent. Je sens que je m’approche d’un but. Dans les derniers kilomètres Martin m’annonce qu’il a des problèmes avec un genou en descente. Une vieille blessure de Hockey apparemment. Je touche du bois pour que les choses en restent là. Le moral des troupes est au plus haut, même si les corps eux sont profondément fatigués. Tous les gens que l’on croise nous trouvent radieux. Ce qui est très réconfortant, puisque que j’ai tellement l’impression que mon visage et mes cernes trahissent ma profonde fatigue. Mais un sourire sincère change définitivement un visage apparemment.
Épisode 18 (17 :00-18 :00)
Le jour est bel et bien là. Le temps se réchauffe légèrement, en fait le temps est tout simplement parfait. C’est une superbe journée d’hiver qui s’annonce. Nous devons ralentir en descente, le genou de Tintin semble assez mal supporter les chocs. Malheureusement tout porte à croire que les choses s’aggravent. Il garde le sourire, c’est l’essentiel. Mais je sens ses traits tirés, il a le teint pâle. Plusieurs fois depuis son départ, je lui ai demandé comment il se sentait, question que je puisse avoir une idée de l’état physique et mental de mon coéquipier. C’est la première fois que sa réponse est pleine de doute. Je n’arrive pas à cerner si c’est de l’inquiétude, de la fatigue, de la douleur ou un mélange de tout ça en même temps. Je lui promets un ravitaillement spécial Ultratrail à notre retour au QG. Je pense qu’il a besoin d’un petit « Boost ».
Épisode 19 (18 :00-19 :00)
Une fois de retour au feu, je demande à sa conjointe de lui servir du bouillon chaud, des pommes de terre tièdes, et pendant ce temps je lui propose une bouteille de Coke à la température de la voiture. Après deux gorgées de je sens qu’il reprend des couleurs. C’est bon signe. On se réchauffe un peu. J’attends son signal. Après avoir eu des problèmes en montée, voilà mon partenaire qui a des problèmes en descentes. C’est l’équilibre parfait vous me direz, une équipe bien balancée. Martin me fait signe qu’il est prêt...
Épisode 20 (19 :00-20 :00)
Les kilomètres s’enchainent de plus en plus difficilement. Mais on avance toujours. Un pied devant l’autre. Les descentes se compliquent vraiment pour mon « Partner ». Mais on reste ensemble, et on progresse ensemble, en équipe. Puis les tours passent comme des coups de vent. Malgré le ralentissement. Je sais que je vais réussir, que je vais compléter ce 24 heures. C’est notre part du contrat. Les gens ont été généreux et ils ont contribué à cette fondation pour les enfants atteints de divers cancers, maintenant notre part du contrat est de compléter ce 24 heures de course. Tout déboule à une vitesse incroyable à partir de là. Quand je repense à cette nuit interminable que je viens tout juste de vivre, ou je suis passé par différents scénarios et différents états d’esprits, tous aussi variés que le nombre de kilomètres parcourus. Et puis être aussi avancé dans le temps et être dans un état d’euphorie indestructible comme celui-ci, c’est ça la force de l’être humain, l’Ultra-résilience. Après une fin de nuit ou Martin m’a soutenu et enduré à chaque pas, c’est à mon tour de le soutenir. C’est à mon tour d’essayer de lui garder la tête hors de l’eau. Je crois qu’il sait qu’il va y arriver, mais il doit être économe, mettre en marche son pilote automatique et simplement tracer sa route jusqu’au bout.
Épisode 21-22 (20 :00-22 :00)
Vers les 21 heures de course et après presque 75 kilomètres, Tintin me dit qu’il se sent capable de marcher sans problème. Qu’il n’a pas besoin que je reste à ses côtés, que je devrais profiter du temps qu’il me reste pour atteindre un de mes objectifs. Objectif secondaire mais un objectif tout de même, puisqu’il est trop tard pour atteindre l’objectif premier qui était de parcourir 100 kilomètres en 24 heures, dans la neige et dans la montagne. Il finit malgré ma réticence par me convaincre. Aussitôt que je le quitte, je me mets à faire des calculs mathématiques. De distances, de temps et de dénivelé. Je veux bien aller chercher mon objectif de 90 kilomètres, mais il faut absolument que je me débrouille pour que l’on termine cette aventure ensemble. Je modifie un peu le tracé pour pouvoir courir la même distance avec un peu moins de dénivelé, si je veux avoir une chance de faire les derniers kilomètres avec lui. Je vole sur la neige. Je retrouve de véritables sensations d’Ultratrail. Je déboule les sentiers, et je grimpe les montées. Je sais que tout ceci est possible, mais je n’ai pas droit à l’erreur. De retour au quartier général, j’annonce à tous le monde que Martin doit m’attendre ici à son retour et je viendrai le récupérer pour les derniers kilomètres. J’engouffre une autre boucle d’une seule bouchée, je suis affamé.
Épisode 23-24 (22 :00-24 :00)
Je récupère Martin au QG comme prévu. Il a eu le temps de se changer, se chauffer, s’hydrater. Mes calculs sont bons. J’ai prévu 1h30 pour faire les cinq derniers kilomètres, sachant que son genou et la fatigue l’empêchent totalement d’avancer. Mais je sais que nous sommes dans les temps. C’est le tour de la victoire. Même à pas de tortue nous devrions passer la ligne d’arrivée dans les temps, avec tous les deux un objectif personnel atteint. La dernière boucle est un véritable pèlerinage, il ne manque que quelques rois mages, des chameaux, quelques dunes de sables et nous y sommes. J’ai l’impression que chaque pas est de plus en plus douloureux pour lui. Mais nous avançons tout de même. Une dernière longue montée vers le QG. On reprend le pas de course, parce que je suis de ceux qui ne peuvent
« Que » passer une ligne d’arrivée à la course. Nous sortons enfin de cette forêt. Pour de bon cette fois. Évidemment ils sont tous là, les conjointes, les enfants, le chien et même Jocelyne la voisine. Ils sont tous là pour cette 24ième heures, ce 24ième épisode qui vient tout juste de se terminer. C’est fait, 24 heures et 90 kilomètres dans la neige et les sommets, de jour comme de nuit et Martin qui conclu sont premier marathon à vie 13 heures et 42 kilomètres de montagnes hivernales.
Ce n’était donc que 24 épisodes de course. Pas de Jack Bauer, pas de cellules Anti-Térroriste, pas de président des États-Unis à sauver. Juste des humains et des sentiers, de la neige, du froid, des rires, des kilomètres, des tendinites, une nuit blanche, un feu de camp, un genou, des lampes frontales et une cause qui mérite tous les sacrifices. Les véritables guerriers, les véritables titans de cette aventure resteront à jamais ces enfants qui continuent du lutter corps et âmes pour pouvoir regarder les 24 épisodes de la Saison 2.
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