Le Souffle de Vojak...!
- Eric Champoux
- 28 mai
- 5 min de lecture
Dernière mise à jour : 31 mai

Au cœur de l’Istrie, terre ancestrale, où la mer caresse des collines immenses, se dresse le mont Učka, tel un dos de géant endormi. Au point de rencontre, la ou le ciel et les nuages confient leurs secrets aux étoiles, se tient Vojak. Ce pic majestueux est le gardien ultime, le dernier souffle d’un dieu oublié. On dit que, longtemps avant l’apparition des êtres humains sur terre, avant même celle des arbres, avant les rivières de source fraiche, le vent flottait seul, à la recherche d’un nom à emporter avec lui. Comme une feuille morte qui tourbillonne en automne, il monta sur les pentes d’Učka, insufflant des joyaux scintillants et de la pierre grise à ce roc déjà majestueux. De cette union naquit Vojak, une entité faite de vent et de pierre, née pour apprécier le calme et défendre la bonté du monde. Ses membres étaient aussi rugueux que des crêtes rocheuses, tandis que son dos ressemblait à des falaises de calcaire accidentées. Sa voix résonnait comme un soupir de vent s’engouffrant dans les grands pins millénaires, et ses prunelles étincelantes comme des éclairs, étaient protégées derrière des paupières cotonneuses.

" Aujourd’hui encore, des silhouettes légères courent sur les crêtes, foulent les pierres avec l’élan du vivant. Leurs pas sont rapides, presque dansants, comme si la montagne elle-même les portait. Ce sont les coureurs de montagne, les nouveaux enfants du vent. Ni héros, ni fous, mais des êtres épris de liberté, de silence et d’élévation. "

Vojak aimait la lumière, celle qui naît lentement entre les feuilles à la cimes des arbres. Il aimait la mer et ses reflets onduleux, qui l’appelait au loin par son souffle salé. Il aimait les oiseaux aux larges plumages qui déposaient pour un moment leur corps fatigué sur ses épaules de roc, avant de reprendre leur route vers l'horizon lointain, et les enfants des vallées profondes qui levaient les yeux vers lui avec des rêves encore purs à l’esprit. Il etait le gardien des sentiers secrets d’Učka, offrait aux bergers égarés des éclats de lumière filtrant à travers les nuages. Les anciens disaient que tant que Vojak veillait sur eux, aucun mal ne franchirait la crête de la montagne. Mais chaque gardien aussi lumineux soit-il attire un jour sa nuit. Puis un hiver plus sombre et plus froid que les autres tomba sur la région. Des vents secs venus de l’Est charriaient des cendres et des murmures nauséabondes : une bête, née de la jalousie des vallées sombres, les vallées voisines, rampait vers Učka. Cette bête informe, n'avait ni nom, ni famille, mais elle dévorait tous les souvenirs sur son passage, faisait oublier aux hommes leurs chants, leurs espoirs, même leur propre nom. Venu de terres mortes où plus rien ne chante, arriva Zaborav, l’Esprit de l’Oubli. Lorsqu’il avançait, les ruisseaux cessaient de couler, les chants s’effaçaient des mémoires, et même le soleil semblait hésiter à se lever.

" Ils gravissent les pentes abruptes, le souffle court mais le cœur grand, poussant leurs corps à la force pure de leurs jambes, vers le sommet, là où le ciel semble plus proche, sur cette arête effilée qui surplombe la mer Adriatique et ses îles comme endormies dans le bleu immortel. À leur droite, la lune s’élève, pâle et attentive, à leur gauche, le soleil étire ses derniers rayons, comme une caresse d’or sur la peau du monde, promettant de revenir, fidèle, après la brume nocturne. "

Zaborav voulait anéantir Učka, le raser de toute les mémoires. Effacer jusqu’au dernier souffle du vent qu'il savait manier. Car rien ne lui était plus odieux que la grandeur qui dure, et Vojak était mémoire, lumière, fidélité et splendeur. Alors le ciel se tordit, les étoiles se cachèrent, et la mer se tut. Sur le sommet du monde, Vojak et Zaborav s’affrontèrent, l’un murmurant l’amour ancien du monde, l’autre hurlant le néant infini. Vojak sentit le danger et la peur le gagner, la peur de tout perdre la peur que tout s'efface à jamais. Il souffla un vent si fort qu’il courba les plus grands arbres, fit fuir les aigles du ciel et les sangliers des forêts, puis blanchit entièrement les flancs du mont de neige éternelle et diaphane. Il attendit, seul, au sommet, et quand la créature informe arriva, un duel sans fin commença. Le ciel se fendit au quatre points cardinaux, la mer recula au delà des frontières, et le silence pesa comme un tombeau sur toute la région. Pendant sept jours et sept nuits, le combat secoua la montagne. Puis, un beau matin, les villageois virent le soleil se lever, enfin. Le vent furieux c'était finalement volatilisé, apaisé. Le ciel c'était couvert de lumière, sans même une trace de vapeur. Vojak avait gagné, il avait vaincu. Il avait enfermé Zaborav dans les entrailles d’Učka, sous des couches de pierre, de granite et de silence à tout jamais. Mais à quel prix, lui-même ne put redescendre du sommet. Pour sceller la créature, cette bête, il avait dû ancrer son souffle, son cœur, et sa mémoire dans la montagne à pour l'éternité.

" Ils ne le savent pas toujours, mais leurs pas résonnent dans les entrailles du mont Vojak, réveillent son esprit de roche, ancien, puissant, bienveillant. Ils parlent à son souffle, par la cadence de leurs pas, par le battement de leur cœur contre sa peau de pierre. Quand la fatigue les étreint, que leurs jambes tremblent d'épuisement, Vojak, gardien silencieux, leur envoie une brise fraîche, légère, comme une main posée. Quand le brouillard s’épaissit et trouble leur chemin, il éclairci doucement le ciel, chassant les nuages d’un souffle protecteur. "

Depuis ce jour, Vojak n’est plus qu’un pic solitaire, pointant à travers les nuages, mais ceux qui montent à son sommet par temps clair affirment entendre, entre deux souffles de vent, une chanson ancienne, une plainte douce et rassurante, presque un chant d’amour au monde qu’il protège encore. C’est un songe. C’est Vojak. Si vous tendez l’oreille, là-haut, tout près du ciel, vous entendrez peut-être un murmure, doux comme un soupir oublié :
"Tant que l’on se souvient, rien ne meurt jamais."
Et lorsque le vent rugit sur Učka, les anciens murmurent :
"C’est Vojak qui veille, et Zaborav qui rêve."

" Ces coureurs ne fuient pas : ils cherchent. Chaque foulée comme une offrande, chaque montée un hommage. En gravissant Učka, ils réactivent les anciennes veines de la montagne. Ils sont les porteurs de mémoire, ceux qui refusent l’oubli, ceux qui savent, sans mots que courir, c’est se souvenir de ce qui est sacré. Et peut-être qu’au sommet, haletants sous le ciel infini, ils sentent quelque chose d’invisible :
Une main protectrice.
Un murmure face au vent.
Un géant bienveillant.
Car tant que des pas gravissent Učka, tant que des cœurs battent pour sa beauté sauvage,
Vojak vit. "
Récit: (ISTRIA100 - 168KM - D+6900m - Croatie, Avril 2025)







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