Le schéma narratif est crucial pour structurer une histoire. Il se compose de plusieurs éléments clés : L’Incipit, ou la Situation Initiale, L’Élément Perturbateur, Le Déroulement du Récit, ou les Péripéties, L’Élément de Résolution, L’Excipit ou la Situation Finale. Ces éléments agissent comme les fondations mêmes d'une histoire, assurant une intrigue fluide et logique. Ils permettent aux lecteurs de suivre l'évolution des personnages et des événements.
L’Incipit
« C’est une bien longue histoire où tout a commencé banalement avec l’impact sur terre d’une météorite de quinze milliards de tonnes, il y a plus de 360 millions d’années. Créant ainsi cette chaîne de montagnes, accidentée, belle, brutale ainsi qu’un paysage sauvage, comme on en voit seulement dans les films. Ou presque. Puisqu’il faut bien que ces paysages existent quelque part sur terre pour pouvoir les imprimer sur la pellicule. Il y a eu la création de cette région nommée Charlevoix, par ce caillou énorme tombé de l’espace. Puis il y a bien eu quelques détails historiques qui ont suivi. Et puis il y a eu cette journée. C’était un jour de septembre comme tous les autres. C’était ce jour de septembre où ils étaient quelques centaines d’humains à s’élancer à la course dans les montagnes et dans les sentiers de cette forêt boréale dense, quasi interminable, quasi infini. C’était le jour d’Harricana. »
Harricana, c’est le nom de cette majestueuse rivière aux abords de laquelle j’ai grandi dans mon Abitibi lointaine. Ou j’ai été élevé, éduqué, là où l’on m’a appris à résister, ou l’on m’a appris l’endurance et l’importance d’avancer même face au vent. Même surtout face aux vents, puisque c’est ainsi qu’un prédateur évite d’être repéré. Et du pays d’où je viens, il est préférable d’être le prédateur que la proie. Le nom Harricana serait un dérivé du nom algonquin Nanikana, signifiant « La voie principale ». Le nom d’origine aurait été déformé par les missionnaires de l’époque qui apprenaient la langue algonquine au son.
La Situation Initiale
« C’est l’histoire d’un homme. Juste un homme. Simple. Seul dans cette forêt impénétrable. Il avançait. Il avançait rapidement. Au pas de course. Laissant derrière lui seulement l’écho de ce son typique du gravier, de la terre, de la pierre qui racle sous les semelles des chaussures. C’était la fin de la journée, là où la lumière prend des airs d’indécisions. Ce moment de changement de garde partagée, entre le soleil et la lune. Cette heure où les objets et les êtres changent de formes et deviennent inévitablement mystérieux et méconnaissables. Il savait que rapidement après avoir quitté la Marmotte en direction de la Chouette que tout allait basculer. Qu’allait tomber sur lui et sur son environnement ce drap nocturne qui se dépose sur tout. Comme un tissu noir lancé du ciel. Un souffle sombre retombant sur chaque objet, épousant leurs formes parfaitement. Il s’était alors arrêté. Avait retiré son sac à dos. Avait plongé la main dans son contenu sobre et méthodiquement rangé. Pour en ressortir cette même main, agrippée à sa lampe frontale. Il avait alors, retiré sa casquette. Pour combattre la fraicheur de la nuit, il avait enfilé un foulard sur ses cheveux trempés de sueur depuis bientôt sept ou huit heures de voyage. Puis il avait machinalement fixé cette lampe frontale sur sa tête comme on fait un geste si anodin, quotidien, comme certains se rasent ou d’autres se mouchent. Il avait alors rechargé son sac sur son dos. En avait bien réajusté le harnais. Puis il était reparti au pas de course, en direction de cette noirceur inébranlable. Comme un mineur de charbon se dirigeant vers ce tunnel sombre et mystérieux où il passera la journée entière à piocher en silence. Simplement au son rythmé du métal heurtant la pierre. Puis il avait alors dépassé les Hautes-Gorges vers minuit. Enveloppé d’un sentiment de puissance et de contrôle plutôt réconfortant. Malgré la fatigue, malgré les douleurs, malgré la longueur du temps. Il se sentait bien, heureux, en plein contrôle de ses moyens, il se sentait dans son élément. »
L’Élément Perturbateur
« Puis c’était vers les deux heures du matin, un peu après le Geai Bleu que tout avait basculé. Tout avait changé. Tout s’était alors teinté. La douleur, cette chose sournoise, tellement connue et redoutée du coureur d’endurance. Il y avait bien eu un léger doute qui s’était installé aux premiers balbutiements de cette anodine et nouvelle sensation juste au-dessus de la cheville. Mais que serait une aventure de ce genre sans quelques sensations physiques désagréables. Mais voilà, la chose devenait vraiment sérieuse. Cette chose demandait maintenant une réelle attention. Il n’était plus possible de l’ignorer, comme on ignore un voisin désagréable. Comme notre regard qui passe par-dessus lui comme s’il n’était qu’un brin d’herbe de son propre gazon majestueusement vert. Il remarqua bien, une fois la douleur installée, que certains mouvements mécaniques étaient devenus plus complexes, plus pénibles, moins habiles et inévitablement moins rapides. Voire même impossible. »
Harricana c’est aussi le nom de l'Ultra-Trail-Harricana du Canada. Qui lui prend son nom en honneur du Raid de montoneige Harricana, l'une des courses les plus prestigieuses du genre qui avait lieu dans les années 1990. Je me souviens, jeune, combien ce Raid me faisait rêver. Voir ces aventuriers des neiges parcourir ces distances monstrueuses à la télévision, dans des conditions titanesques, des conditions sibériennes. Vêtu de costumes les faisant ressembler à des cosmonautes plutôt qu’à des coureurs des bois. Briser du matériel, réparer avec les moyens du bord, s’entraider, puis avancer, toujours avancer, dans la neige, dans le blizzard, dans la poudreuse, sur la glace. Toujours avancer pour ne pas y rester. Sur des centaines et des centaines de kilomètres de territoire sauvage et inhabité.
Le Déroulement du récit, ou Les Péripéties
« Il était seul dans cette forêt dense. Il avançait tant bien que mal. Il marchait dans la nuit. Seul. Ne sommes-nous jamais vraiment seuls la nuit dans la forêt ? Dans cette forêt sauvage et éloignée. La solitude n’est qu’une vague impression, comme la nuit, dépourvue de clarté, de définition. Il avançait seul dans le flou. Malgré la fatigue. Malgré la douleur. Depuis des heures et des heures maintenant. Machinalement. Entre deux foulées, il se rappelait les mots d’Albert Camus lu autrefois sur un coin de table d’une bibliothèque oubliée, « Vouloir arriver, c’est avoir fait déjà la moitié du chemin ». Et pourtant, se disait-il que ces mots étaient d’une incroyable vérité assis à la bibliothèque. Mais qu’ici, dans cette nuit, dans cette forêt, fatigué et blessé, que ces mots résonnaient complètement différemment. Il se disait bien, pourtant, qu’une fois à destination, ils prendraient tous leurs sens. Mais que, pour l’instant et pour les heures à venir, ces mots prenaient plutôt la place du vernis sur un tableau de grand maître. C’est-à-dire, une simple protection extérieure, la couche finale, celle qui protège la véritable œuvre : les couleurs, les coups de pinceau, le sujet, de l’atteinte dégradante de la lumière extérieure. Mais ils résonnaient quand même dans son esprit. Il se disait tout de même que l’important c’était effectivement d’avancer, tout simplement. Le temps n’est qu’un espace que l’on habite un peu comme on le veut bien. La nuit dans cette forêt sauvage et éloignée, il avançait, à petits pas, les petits pas d’un animal blessé, une foulée brisée. Attendant avec impatience le levé du jour pour pouvoir enfin sortir la tête des ténèbres et voir où il déposait ses pas cassés. Il voyait lentement le ciel entre les cimes d’arbres, se colorer d’un bleu de Prusse incroyablement sombre. Un bleu que seule une nuit noire d’encre pouvait inventer. Il boitait dans cette forêt. Il trottait à cloche-pied dans la nuit et voilà que le ciel annonçait une nouvelle aurore, comme un nouveau commencement. Il était bien conscient que cela ne changerait rien à sa condition, mais il savait que son esprit, lui, y trouverait un certain réconfort... »
Si je devais faire office de narrateur extérieur à ce récit, je dirais que c’est exactement ici, à cette seconde précise que se termine l’histoire. Mais c’est également au même point, au même instant, que pourrait commencer l’épopée. Une simple décision sépare les deux états. Une seule petite décision. Puisque c’est ici que les deux dernières étapes du schéma narratif L’Élément de Résolution, L’Excipit ou La Situation Finale n’appartiennent qu’au personnage principal, puisqu’elles ne sont faites que d’instincts, de perceptions, d’appréhensions, d’émotions, un monde parallèle où tout existe, mais sans les mots. C’est ici que tout s’est joué par une décision toute simple, celle d’avancer malgré la tourmente. La tourmente comme celle de décider au milieu de l’hiver d’avancer malgré le vent de face, malgré ce norois glacial et violent, sachant qu’inévitablement, pour revenir, on aura le vent dans le dos et que tout sera alors plus simple et plus doux. Prendre une simple décision et en accepter les conséquences.
« …L’homme savait pertinemment qu’il trouverait un certain réconfort, dans cette lumière matinale. Pas de solution, mais une consolation certaine. Tout avait dérivé furtivement dans les dernières heures. Tout avait plongé sournoisement dans un gouffre invisible. Au début de façon banale, puisque courir ces distances ne se fait jamais sans douleur. Mais, la plupart du temps, les tourments naviguent comme une coque sur les flots. Ils viennent, ils partent, ils changent, se métamorphosent, disparaissent ou réapparaissent. Mais cette fois, l’affliction persistait, prenait de l’ampleur. Il savait qu’il lui faudrait gravir le sommet du Lac-Au-Sable avant de pouvoir redescendre vers l’Épervier où il pourrait finalement trouver de l’aide humaine. Mais d’ici là, il se répétait les mots d’un certain Franklin Roosevelt autrefois imprimés dans son esprit, « Il y a quelque chose de pire dans la vie que de n'avoir pas réussi, c'est de n'avoir pas essayé ». Il réalisa alors qu’il y était, à ce moment, charnière où tout pouvait basculer. Ce n’était qu’une seule décision à prendre. Une toute petite décision qui pourrait tout transformer, tout faire basculer entre une fin banale et le début d’une grande épopée. Puisqu’il y était, il avait donc essayé. Une décision devait être prise. Continuer, ou s’arrêter. Est-ce que d’avoir essayé serait suffisant?... »
Si j’avais été l’auteur de cette histoire, je dirais que c’est exactement à ce moment que les mots m’ont manqué. Qu’il aurait été plus simple de décrire cette finale par des couleurs que par des mots. C’est bien dire le manque de grammaire dans ce monde parallèle. Et comme quoi les tentatives d’explications deviennent futiles et totalement inutiles. Ne pas s’enliser, ne pas rebrousser chemin, ne pas s’arrêter, juste avancer aussi longtemps qu’il nous sera possible de le faire… …Arriver coûte que coûte, franchir la distance à tout prix, traverser cette contrée sauvage infinie et continuer d’apprendre, à chaque pas. Mais les faits restent les mêmes, et reste d’une limpidité, d’une simplicité absolue, cet homme blessé, a tout simplement, prit la décision de terminer ce qu’il avait commencé, sachant ce que cela lui demanderait et ce que cela lui coûterait. Il est resté sur sa « Voie Principale » sa « Nanikana ».
L’Ultra-Trail Harricana du Canada est un parcours linéaire de 125 kilomètres à travers les montagnes, les lacs, les rivières et les forêts profondes de la majestueuse région de Charlevoix. Les coureurs évoluent la majeure partie du temps sur des monotraces, bien souvent enlacées par le roc, les racines, des terrains accidentés. Les participants qui arrivent à parcourir la distance et à passer la ligne d’arrivée dans le temps octroyé sont alors appelés « Loup ».
L’Élément de Résolution
« …L’homme avait alors aperçu l’Épervier, devant lui, où il arrivait à pas de tortue. Clopin-clopant. C’était le moment d’agir, continuer d’avancer, ou rester. Réussir quelque chose ou tout laisser s’effondrer. Mais sa décision était prise depuis longtemps. En fait il ne s’était jamais réellement posé la question. Il devait continuer coûte que coûte, sinon à quoi bon tenter l’impossible! Si ce n’est que de renoncer au moindre pépin. Il serait alors inutile même d’essayer. Il lui faut continuer. Avancer, progresser. Même un peu. Peu importe la vitesse. Mais cheminer vers le but. Il était venu ici à la recherche d’aventure, à la recherche d’exploit personnel. Alors aucune raison de renoncer à l’idée fondatrice. Il se disait quand même qu’il était si près, mais en même temps si loin. À cette vitesse, l’épopée pourrait durer encore une éternité. Mais qu’est-ce que l’éternité, quand on a une seule vie devant soi? »
« À l’Épervier, il trouva effectivement de l’eau, de la nourriture et une réponse humaine. Après quelques soins sommaires, voire même un peu rustiques. Avec les moyens du bord disons-le. L’homme retrouva alors une sensation de course. Comme si tout redevenait possible. Reprendre une véritable foulée, retrouver un semblant de vitesse. Recommencer à gagner sur le temps, sur le temps qui passe si vite et si lentement à la fois. Un moment de soulagement. Ne plus être cet animal vulnérable. Ne plus être à la merci de tout. Mais comme toute bonne chose ayant une fin. Ce n’est qu’après quelques kilomètres que les choses se sont compliquées de nouveau. Retour à la case départ. En pire évidemment. Cette douleur avait prise de l’expansion. Et ses mouvements étaient devenus encore plus restreints. C’était officiellement le retour de la lenteur et de la douleur à endurer à chaque pas. »
L’Excipit ou la Situation Finale
« …L’homme s'est alors remis en marche, pour de bon. Acceptant la longueur du temps et le mal redondant. Douleur qui dans les faits était devenu quasi secondaire, comme faisant partie de l’air du temps. Comme une normalité. Comme quelque chose que l’on déplace au second plan, volontairement. Comme décider que ce problème allait alors faire partie du paysage derrière le personnage principal. Et tout simplement se fondre dans la profondeur de champ, dans le flou artistique de l’image. Puisque le but à atteindre prend toute l’importance qu’on lui accorde et devient par définition le personnage principal. C’est une simple décision. Si simple dans les faits que l’homme l’accepte et le comprend. Et c’est bel et bien cette décision, qui a fait que des heures et des heures plus tard, il passera cette ligne d’arrivée. Qui aurait pu être qu’une ligne tracée du talon dans le gravier et cela ne changerait strictement rien au résultat. Il sera toujours simplement parti du point A, pour se rendre au point B, en passant par une panoplie d’événements et de retournements et une décision cruciale, pour finalement arriver quelque part. »
Si j’avais été le personnage principal de cette histoire, j’aurais dû me demander réellement comment élaborer un récit à partir d’une histoire aussi personnelle que banale. J’aurais dû me demander à quel point cela méritait d’être raconté. Dans les faits, pour être totalement franc, je me suis demandé pendant des heures, des jours s’il y avait vraiment quelque chose à raconter. Je n’avais pas envie de me raconter. Je n’avais pas envie de mettre l’accent sur moi, sur mes actions, sur mes décisions. Je n’avais pas envie d’un énième récit. Simplement essayer de mettre en mot le fait que chacun de nous possède en soi cette faculté bien réelle de prendre en main chaque décision. Que cette prise de décision n’est pas abstraite, mais tellement concrète, pour avancer sur son « Nanikana », sur sa voie principale. Celle qui mène simplement au bout de quelque chose.
Tout simplement, et tellement banalement…
Ce schéma narratif était crucial pour structurer cette histoire. Et se compose de moment de vérité et d’action réellement posées, mais surtout de décisions. Les mots ne sont qu’une invention et une tentative de traduction de différents instincts, différentes perceptions, pour tenter d’insuffler un soupçon de réalité, de concret à une chose ou un événement ou fond totalement abstrait.
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