Toujours Cette Couleur du Sable.
Tout récemment, des raisons professionnelles m’ont emmené à me rendre dans la région de « Makkah » en Arabie Saoudite, dans ce coin du monde pour le moins aride et plutôt désertique, et surtout à des années lumières de mon habitat naturel. Si à l’occasion des étrangers me demandent mais pourquoi vivre dans un pays nordique, où il fait si froid et où le climat est si difficile? Je dirais moi aussi, sans hésitation, à n’importe qui vivant en Arabie-Saoudite, mais POURQUOI? Pourquoi s’infliger autant de douleur à vivre si près du soleil!
J’étais plus précisément dans la ville de Djeddah (en arabe : جدّة, Jidda, /ˈdʒɪd.da/). Parfois orthographié Jeddah ou Gedda. Ce serait la deuxième ville d'Arabie saoudite et un des grands centres de commerce du pays. Cette ville située sur les bords de la mer Rouge, qui soit dit en passant, a surement perdu sa couleur à force d’exposition aux rayons UV à travers les siècles. Car je confirme qu’elle est plutôt bleue ou grise selon la lumière du jour, aucune teinte de rouge à l’horizon. Blague à part, une des hypothèses avancées pour expliquer l’origine du nom de cette mer, tient à la présence d’algues qui, à certains moments de l’année, deviendraient rougeâtres ou brunes et coloreraient ainsi la mer.
Djeddah est considérée comme le site d’entrée des lieux saints de La Mecque et de Médine depuis l’an 647. Alors que le calife Othmân ibn Affân transforme ce qui était un petit village de pêcheurs sans prétention, en place stratégique pour le commerce maritime et le transport des fidèles venus effectuer le pèlerinage jusqu’à « La Mecque ».
Force de dire, que je savais très bien que j’allais vivre un choc culturel. N’est-ce pas l’essence même de l’action volontaire de voyager? Mais je dois confesser ici que je ne m’attendais pas à ce genre de choc. J’ai déjà voyagé un peu partout sur le globe, couru un peu partout et même déjà dans des pays Arabe et/ou musulman. Mais ici ce n’est pas un simple pays musulman. Jeddah, c’est littéralement la porte principale de « La Mecque », c’est le portail même de cette religion. « La Mecque » ce lieu totalement interdit aux non-pratiquants. Évidemment, cette proximité du centre religieux semble entraîner des répercussions sur la ville elle-même, sur sa faune, sur sa façon de traiter et de voir l’étranger.
J’ai couru vraiment partout où je suis allé depuis toutes ces années. Vraiment vraiment partout, là où il faisait extrêmement chaud, extrêmement froid, des lieux désertiques, à travers les palmiers, à travers les cactus, sur des étendues glacées, des forêts denses et humides, des villes douteuses et des quartiers plus que hasardeux, des centres-villes beaucoup trop bondés, des plages sauvages sans noms. Et pourtant, jamais je ne me suis senti aussi étranger que dans cette ville de Jeddah. Déjà, faut-il le dire, il fait une chaleur écrasante, abrutissante et ce ne sont pas du tout des lieux pensés pour les déplacements à pied, pas pour les piétons. Encore moins pour les coureurs. Ce sont des lieux pensés pour les déplacements motorisés, à l’air climatisé. La ville regorge d’autoroute et de grand boulevard à quatre voies, avec à l’occasion un pont pour piétons. Je dis bien à l’occasion. Donc déjà la création d’itinéraires était sérieusement hypothéquée par l’architecture et la construction même de la ville. Mais le principal point qui me fait sentir si étranger, sont les rencontres avec les humains, avec les locaux, les regards, les regards de tous; jeunes, vieux, enfants, hommes, femmes et même les chats errants. Les chats de poubelles font littéralement partis de la communauté. Les gens ne sourient jamais ou presque pas et leur regard est extrêmement difficile à cerner. Des regards soutenus, ce genre de regard qui chez moi soulèverait des questions par leur intensité. Dès les premières sorties, je me suis bien rendu compte que les coureurs étaient plutôt rares, j’étais définitivement seul, ce qui expliqueraient certains regards curieux. Mais non, c’était un autre type de regards. J’ai couru à pleins d’endroits bizarres dans ma vie, pleins d’endroits où les gens vous regardent avec un air clairement interrogateur. Même chez moi quand je sors courir en short à -20 degrés Celsius, je sens bien le regard douteux des gens, mais sans plus, leurs regards s’arrêtent là, à l’interrogation. Alors qu’ici impossible de savoir si ce regard vient du fait que je cours à midi au zénith puisque je travaille la nuit, que je porte un short (avec un cuissard jusqu’aux genoux, pour demeurer respectueux des valeurs du coin) au lieu d’une tunique. Que je suis tellement blanc, que je boive de l’eau en courant alors qu’ils sont en plein ramadan et que les températures dépassent les 40 degrés Celsius ou simplement parce que mon être entier transpire une aura d’étranger, de Nord-Américain. Après avoir été pris en photos par des gens aux visages outrés, filmé sans scrupules comme on film un truc à dénoncer sur le web, klaxonné comme on klaxonne un chien au milieu de la rue alors que ton corps est le plus loin possible du passage des voitures et puis engueulé à l’heure de sortie de la mosquée par un homme qui croit vraiment que tu comprends ce qu’il te raconte en arabe. J’en suis venu à la conclusion que le coureur que je suis, n’est pas le bienvenu ici.
Il y a bien la corniche, cette longue promenade d’une trentaine de kilomètres qui longe la côte « Est » de la mer Rouge. Et qui abrite tous les grands hôtels en carton, les resorts, les Yatch clubs quasi désert, les marinas de la région, et donc également tous les touristes, promeneurs et autres déambulateurs humains. Le genre de lieu que j’essaie par tous les moyens d’éviter normalement. Et sans parler du trajet obligatoire pour s’y rendre à partir de mon lieu d’hébergement, un 5 kilomètres « Aller » donc 10 kilomètres « Aller-Retour » de boulevard semi-construits, semi-détruits, comme le reste de la ville d’ailleurs où rayonne surtout de vieux tas de poubelles ou amoncellements de rebus quelconque. Donc pour la petite sortie rapide, c’est raté. Un trajet sans ombre, sous un soleil de plomb, ou la plupart des parcelles de terrain ressemble plutôt à des vestiges d’un ancien bâtiment démoli. Le tout sans véritable trottoir, à part un petit terreplein central, fait de dalles toutes aussi croches les unes que les autres et de bébés palmiers totalement desséchés. Où les voitures sports et les tacos passent à une vitesse qui pourrait être considérée comme sérieusement au-dessus de la limite permise, si limite il y avait. Ces mêmes voitures qui arrivent à toute allure et qui ralentissent à ta hauteur, sans explication, encore une fois, probablement de la simple curiosité, puis qui redémarre en trombe. Cette même Corniche bloquée au nord par le circuit de Formule1, utilisé quelques semaines plus tôt, toujours en place, on ne sait pour quelle raison. Et bloqué au sud, parce que ce que le fils du roi a décidé de prendre des vacances royales dans son chalet de Jeddah, bloquant ainsi tout simplement le tiers du territoire de la ville à tous déplacements civils. Par trois fois, j’ai tenté de trouver un point de traversée pour aller courir dans cette section de la ville, par trois fois j’ai été rabroué par des militaires armés jusqu’aux dents, avec un air assez convainquant de « Dégage d’ici, tu n’as rien à faire là! », le tout avec un signe de la main et de la tête, qui ne laisse place à aucune discussion.
Bref, j’ai bien fini par m’inventer des façons pour trouver la motivation d’aller courir dans un lieu de ce genre. Comme tenter de quadriller tous les quartiers environnants sur ma carte d’activités Strava. Tracer toutes les rues en rouge/orange sur mon écran d’ordinateur. En toute franchise, c’est devenu ma seule et unique motivation à un certain point.
J’ai bien tenté d’éluder tous les moments de prières, pour éviter les achalandages monstrueux de sorties de mosquée. Question d’épargner aux habitants de cette ville ma rencontre inopportune. Mais cela devient vite un puzzle géant, voire même insoluble. Cinq prières par jour, auquel il faut ajouter les déplacements de tous pour s’y rendre à pied par les rues avoisinantes, tapis de prière roulé sous le bras. Le temps de la prière et puis le retour de toutes ces mêmes personnes à leurs activités mutuelles. Toujours par les mêmes petites rues, toujours le tapis de prière bien serré sous le bras. Honnêtement, il doit y avoir une mosquée à tous les 300-400 mètres. Ajoutez à ceci, mes horaires de travail, mes horaires de sommeil, déjà pas simple, avec lesquels composer. En conclusion, même avec toute la bonne volonté du monde, c’est un casse-tête plutôt épineux. J’ai donc continué de faire de mon mieux pour éviter les rues menant aux mosquées et continuer à faire tout mon possible pour pouvoir courir sans froisser qui que ce soit.
Un soir, ou plutôt une nuit des mille et une nuit, chaude et poussiéreuse. Au retour du travail aux petites heures du matin. Passant par une nouvelle rue. Un grand boulevard comme tous les autres. Mais celui-ci avec un terreplein central aux airs de parc populaire, rempli de verdure, d’arbres et surtout grouillant d’humains. J’ai pu réaliser que le coureur existait dans ce pays, à l’opposé de mes constats quotidiens jusqu’ici. Mais c’était donc des coureurs nocturnes. Je parle ici de seulement quelques spécimens, pas d’une communauté. Mais j’ai pu réaliser à cet instant, que les gens avaient déjà pu observer quelqu’un mettre un pied devant l’autre à un pas beaucoup plus rapide que celui d’un marcheur. Donc les regards subis le jour, ne venaient pas spécialement de l’activité elle-même. J’ai même pu observer qu’ils couraient comme moi en short et en t-shirt et que personne, mais personne ne semblait outré de quoi que ce soit. En conclusion, ni mon activité, ni mon accoutrement ne semblait être remis en question avec cette découverte nocturne. Le mystère de tous ces regards, photos, vidéos, klaxons et discours en arabe qui m’était directement adressé allait donc lui, rester entier.
J’ai plutôt l’habitude de courir ailleurs et d’en revenir totalement émerveillé. D’en revenir la tête pleine d’images, d’odeurs et de beautés. J’en reviens différent cette fois. Je ne sais trop dans quelle mesure, mais différent. Le fait est que courir ailleurs, peu importe cet ailleurs, peu importe les regards, les commentaires, les non-dits, peu importe le paysage, les reliefs, la faune, peu importe tout, mais vraiment tout. Courir ailleurs demeure une façon incomparable de découvrir notre monde, notre planète, notre lieu de vie et d’échange… Découvrir l’autre et son monde, à lui aussi.
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